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vendredi 18 mai 2007

499 - Le silence est d'or

Alphonse aimait la Berthe en secret. Depuis vingt ans qu'il avait été engagé à la ferme, il courtisait toujours aussi timidement la fille du patron. Il lui jetait des regards furtifs à table, lui adressait de manière anodine des mots codés sensés être doux qu'elle recevait avec placidité. Vingt ans que ça durait ! La Berthe était devenue énorme, rougeaude, repoussante, mais Alphonse avait conservé intact son émoi originel.

Il n'avait d'yeux que pour celle qui lui avait souri une fois, une seule fois, lors de son premier jour passé à la ferme. Pure courtoisie de la part de la fille de son employeur ou véritable aveu d'amour, comment savoir ? Il y avait vingt ans déjà... Quoi qu'il en fût, il avait pris ce sourire avec toute la tragique candeur de son coeur de rustre. Une timidité viscérale le tenait toutefois à distance exagérée de l'être cher. Alphonse avait une âme d'authentique vieux garçon.

En vingt ans la belle était devenue un monstre. Mais le niais était demeuré niais. Heureux homme trompé par le temps, façonné par des moeurs arcadiennes qui ne voyait ni le mal ni la laideur, berger au coeur pur qui ne faisait pas de différence entre la chevrette et la barrique à fromages pourvu que les deux exhalassent le doux parfum de l'oubli... Alphonse s'était sclérosé dans ses habitudes amoureuses. A cinquante ans il espérait encore avoir des enfants de cette femelle encore vierge mais ménopausée qui apparemment n'avait vécu que pour faire tourner la ferme de ses vieux parents. Sa raison d'être à elle semblait se résumer à cette ferme.

Alphonse continuait ses tendres allusions à l'adresse de l'aimée qui en vingt ans n'y avait vu que du feu. Vingt ans à lui faire une cour aussi discrète qu'inexistante entre le sillon et l'étable ! Vingt ans d'un espoir fou accroché à la charrue, d'un fardeau d'amour traîné patiemment à la force du poing... En effet, Alphonse était resté travailler dans cette ferme uniquement pour gagner la main de la Berthe qui lui avait souri le premier jour, alors qu'il ne devait faire qu'une saison avant de rentrer chez ses parents embrasser une carrière de marchand de bestiaux.

Dix années encore s'étaient écoulées. Un jour de grande chaleur, dans un moment d'intimité impromptue (événement rarissime en trente ans de "vie commune" à la ferme), alors qu'ils étaient seuls aux champs, le coeur serré, n'y tenant plus, s'adressant au mastodonte, Alphonse finit par lui avouer :

- "La Berthe, si je suis resté à la ferme depuis trente ans, c'est pour toi. Pour toi la Berthe ! T'entends dis ? C'est par amour pour toi. J'ai jamais osé te le dire en trente ans mais aujourd'hui je crois que c'est le moment. Tu m'avais souri le premier jour, tu te rappelles ? Tu m'avais souris ce jour-là et depuis ça n'est jamais sorti de mon coeur. C'est pour ça que je suis resté, pour hériter de ta main la Berthe. Tu te rappelles dis, quand tu m'avais souri ce jour-là ? Tu m'aimais donc la Berthe ? "

- "Alphonse, lui répondit Berthe, je t'ai aimé dès le premier jour c'est vrai. Mais comme tu n'as jamais semblé faire attention à moi j'ai pris pour de l'indifférence ta froideur. Ca m'a tuée en dedans de moi. Je me suis désespérée sans jamais rien laisser paraître de ma peine. Je me suis mise à manger pour mieux oublier, et bien sûr toi tu semblais faire encore moins attention à moi. Je pensais que ça t'était complètement indifférent que je devienne une coche. Toujours aussi impassible, tu travaillais à mes côtés. Et maintenant tu dis que tu m'aimais... Mais pourquoi ne m'as-tu pas dit ça les premiers jours Alphonse ? Ca nous aurait économisé une vie ! "

- " La Berthe, je vais te dire... Maintenant que tu m'as ouvert les yeux, je me rends compte d'une chose... C'est vrai, tu es très vite devenue grosse et grasse comme une coche tout de suite après que je t'ai connue. Moi je ne voyais que ton sourire du premier jour, tu comprends ? Pendant trente ans je vivais avec ton sourire d'avant. Mais maintenant que tu m'as dit tout ça, la Berthe, je crois qu'à partir d'aujourd'hui.. Je ne t'aime plus du tout."

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