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samedi 19 mai 2007

542 - L'araignée

Elle me hait de ses huit yeux de myope.

Conception des ténèbres, ignominie enfantée par quelque cauchemar cosmique, vomissure du Mal, sans-âme échappée du pays de la damnation, chair née de la cervelle d'un dieu mauvais ou pure émanation des égouts de l'enfer, toujours est-il que l'araignée est là, qui me fixe.

Et me glace les sangs.

Immobile, minuscule, mince et noire, ses pattes sous mon regard d'épouvanté deviennent géantes et vont bientôt m'enlacer, alors même que d'un simple coup de talon je pourrais l'aplatir. Pourtant je n'ose, pétrifié par le monstre gros comme un caramel mou.

Elle s'approche. Je suis un marbre tremblant, une feuille de pierre, une enclume de chair. Elle grimpe sur ma chaussure, abjecte jusque dans ses moindres mouvements. Avec son abdomen comme un vivant immondice, n'est-elle point hideuse la huit-pattues qui s'accroche au cuir luisant ? Ses longs doigts velus dérapent sur ma chaussure. Et méchamment s'agrippent, insistent ! L'infernale créature parvient à ma cheville... Et grimpe, résolument. Moi, je ne suis plus qu'un chêne prêt à tomber en poussière : l'effroi incarné.

Je sens ses pattes immenses qui enlacent mon esprit, emprisonnent ma raison, mettent en cage mon souffle, mon coeur et mon âme. Elle continue de grimper, ses huit pattes me possèdent, son abdomen maudit d'entre toutes les inventions de la Création glisse le long de ma jambe... Je devine ses entrailles répugnantes et les grossis, les invente, les projette mille fois plus noirs qu'il ne le sont en réalité. Mais je suis prisonnier de ma terreur. Incapable de raison.

Elle vient à moi chargée de toute sa haine, sa haine remontée des siècles lointains, héritée des temps les plus obscurs de la planète où la vie s'éveillait à peine... Haine originelle demeurée intacte depuis les profondeurs millénaires de la terre et les gouffres immémoriaux de la genèse ! La haine, la Haine qu'éprouve l'araignée pour tout ce qui vit, tout ce qui est bien, bon et beau. Je sens cette haine inextinguible, sans fond, sans fin et huit fois multipliée de mon ennemie l'araignée.

Une haine démesurée enfermée dans un corps si ténu... Cette haine innée qu'éprouve l'araignée pour l'Univers, ne la lisez-vous pas sur ses huit pattes affreuses, sur son abdomen sans chaleur, à travers la nuit dont elle est imprégnée ?

Elle arrive à mi-hauteur de mon corps statufié. D'un tremblement d'horreur je la précipite involontairement à terre.

Libéré de l'effrayante étreinte, j'émerge peu à peu de mon enfer. Je sens monter en moi le feu terrible de la vengeance. Je vais la foudroyer, la broyer, la pulvériser, la réduire à l'ordure, la rendre au néant, la mêler à la poussière, l'expédier aux éternels enfers. Je tremble de toutes parts : coeur, chair, esprit.

Et je tremble tant et si bien que je décide de laisser la vie à mon ennemie. Tant de déchéance incarnée me pousse à la pitié, à la miséricorde. Je n'écraserai point les huit pattes ignobles. L'expérience de la hideur m'a donné l'envie de l'amour : la vue de ces huit pattes a fait naître chez moi deux ailes.

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